vendredi 28 novembre 2014

La prochaine fois je viserai le coeur : refoulé du tueur ou tueur du refoulé ?

La prochaine fois je viserai le coeur, film de Cédric Anger actuellement sur nos écrans, raconte l'histoire (vraie, au dire des cartons lourdement didactiques de début et de fin de film) d'un gendarme qui, au sein de sa brigade, traque un tueur en série s'ingéniant à tuer des jeunes filles - en les percutant en voiture ou en les flinguant dans son véhicule après les avoir prises en stop. L'ironie de l'histoire, c'est que le tueur, c'est lui. 

Il ne s'agit pas ici pour moi de faire la critique du film - il est plutôt bon, allez le voir et dites-m'en des nouvelles - ni d'entamer une longue réflexion. Il s'agit seulement de pointer quelques éléments récurrents tout à fait caractéristiques des films mettant en scène des tueurs en série, que ce soit dans le cinéma français ou étranger - les quelques références égrenées ici seront françaises et américaines [1]. 

Ces éléments récurrents, quels sont-ils ? 

a/ le tueur en série est quasiment toujours un homme. 

b/ c'est un détraqué sexuel. 

c/ il tue la plupart du temps des femmes. 


La prochaine fois je viserai le coeur s'inscrit tout à fait dans cette tradition : le tueur/justicier se veut soldat - adepte de techniques militaires - mais aussi moine - flagellations, plongées dans des bains glacés, voire enveloppement du bras dans des barbelés ; comme tout bon moine qui se respecte, les femmes le dégoûtent (confer les visions de grouillement de vers de terre). Bien évidemment, le refoulement l'affecte et le fait virer fou, altérant son comportement. Attiré par la jeune femme qui fait le ménage chez lui, tombée elle-même amoureuse de lui, il en vient à accepter de se marier avec elle. Mais le lendemain, pris de dégoût avec les visions afférentes, il se fait froid et la rembarre méchamment. Au fil d'une allusion conversationnelle dans la voiture, on serait tenté de comprendre que leur nuit d'amour a connu des ratés. Et bien sûr, on sait qu'une sexualité qui fonctionne mal fait devenir fou. 

Il est étonnant de constater que ce schéma du refoulement n'est même plus discuté : il est devenu tellement évident que les réalisateurs et les scénaristes ne se posent même plus la question : il est indéniable que les tueurs en série sont des hommes détraqués sexuels ayant même parfois des problèmes avec leur mère - matrice fondamentale de la folie. 


Un artiste n'est évidemment pas un créateur individuel, la sociologie le dit depuis 50 ans. Pierre Francastel le disait dans les années 60 : 

"Ce n'est pas l'imagination individuelle des artistes qui oriente le style, c'est l'imagination collective d'une époque ou mieux, de certains groupes humains". 

Il soulignait également que 


"L'art n'est pas le résultat d'une activité miraculeuse, mais une production intellectuelle réalisée dans des conditions précises par un esprit humain, c'est-à-dire socialement et historiquement situé".  

La création artistique et la société s'influencent mutuellement dans un processus complexe d'allers-et-retours ; ainsi il n'est pas fondé d'affirmer que l'oeuvre d'art est un simple reflet de la société, 

"parce que c'est [l'artiste] lui-même qui fabrique la nature qu'il représente, l'art étant ce par quoi s'élaborent les structures mentales [...]. L'art apparaît alors moins comme déterminé que comme déterminant, révélateur de la culture qu'il contribue à construire autant qu'il en est le produit", nous disait Roger Bastide. 

Si la culture d'une époque, son idéologie, ses représentations, imprègnent l'artiste et son oeuvre, de telle sorte que certains vont même jusqu'à affirmer que l'auteur d'une oeuvre n'est pas réellement l'artiste - ce qui est largement discutable -, l'oeuvre infuse également dans la société, ainsi que chez les autres artistes qui s'en inspirant à leur tour, etc., etc.
Des représentations se forment, des schémas directifs de pensée qui deviennent naturels au point de ne plus être discutés. Ainsi La prochaine fois je viserai le cœur s'inscrit tout à fait dans la mythologie - au sens de la mise en récit du monde - freudienne de la sexualité refoulée, qui serait au cœur, qui serait la cause d'une grande partie de nos dérèglements - les tueurs en série constituant l’acmé de ce rapport déviant à la sexualité. Il s'agit bien d'une mythologie, narration fantasmée expliquant le monde - la sexualité et son refoulement étant, d'après les spéculations de Sigmund Freud, à l'origine même de la formation de l'esprit humain et de ses névroses [2]. 
Il faudrait se demander pourquoi cette mythologie freudienne a été si facilement acceptée, malgré sa non-validité scientifique qui pour moi est flagrante - disons qu'elle correspondait aux besoins d'une époque mais que, loin de disparaître, comme tout effet de mode y est condamné, la croyance est devenue vérité. La phrase de Jean-Noël Jeanneney, "une idée fausse est un fait vrai" s'applique particulièrement aux fabulations freudiennes : bien que non fondées, ses spéculations ont acquis une apparence de vérité qui n'est plus discutable aujourd'hui - acquérant par là-même une force performative (loin de décrire des faits véritables, la mythologie freudienne fabrique des comportements, et analyse des comportements à l'aune de ses valeurs, leur donnant des significations imaginaires qui à leur tour, etc., etc.)


En l'occurrence, il semble bien qu'il y ait convergence mutuelle : la mythologie freudienne a donné naissance à des œuvres qui, saturant l'espace public, nourrissent l'imaginaire collectif et accréditent encore un peu plus ces fantasmagories. L'association d'idée est immédiate, quoique souvent non pensée, non exprimée, au point que cette figure du tueur apparaît comme naturelle, allant de soi.  

L'artiste travaille, soulignait Duvignaud, avec une conscience collective ; le matériau avec lequel il créé est déjà transformé ; ainsi nous faut-il "comprendre la totalité de l'expérience artistique dans la totalité de l'expérience sociale". La figure du tueur en série n'est donc compréhensible qu'à condition de comprendre quels mécanismes sociaux l'ont engendrée, quelle réalité, réelle ou imaginaire est à sa source, et permet sa perpétuation (l'imaginaire n'est pas virtuel, c'est une modalité de la réalité sociale : l'imaginaire et les représentations qu'il contribue à forger ont autant d'influence que la "réalité vraie") ; de même, il faudrait tenter de mettre au jour la manière dont la figure du tueur en série dans les films (ou d'autres formes de production) influence à son tour l'espace social. 






Films utilisés pour le montage : 

Maniac (William Lustig, 1980)
Black Christmas (Bob Clark, 1974)
Le voyeur (Michael Powell, 1960)
Dernière séance (Laurent Achard, 2010)
L'étrangleur de Boston (Richard Fleischer, 1968)
Dressed to Kill (Brian de Palma, 1980)
Psycho (Alfred Hitchcock, 1960)











1. Soyons honnête : tous les films mettant en scène des tueurs n'utilisent pas la figure du détraqué sexuel. Il existe bien évidemment de nombreux sous-genres de films d'horreur mettant en scène des meurtriers : 

- le film de "rednecks" (les "cous-rouges", les péquenauds) : Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974, nombreuses suites et remakes), La colline a des yeux (Wes Craven, 1977, une suite, un remake en 2006), Wolf Creek (2005, une suite), Wrong Turn (2003, 4 suites), Délivrance (John Boorman, 1970) (qui n'est pas réellement un film d'horreur), entre nombreux autres films. Le sujet est alors la confrontation entre des citadins (souvent têtes à claques) et des locaux (souvent des texans) quelque peu soupe au lait, si ce n'est franchement vindicatifs. 

- le film de "rape and revenge" ("viol et vengeance") : une femme violée se venge de ses agresseurs : I Spit on Your Grave (1978), La dernière maison sur la gauche (Wes Craven, 1972, remake en 2010), All Cheerleader Die (2013), etc.

- les slasher : films mettant en scène des tueurs utilisant des objets tranchants. Tous les films que j'ai cités dans le corps du texte appartiennent à ce genre, mais n'en constituent qu'une petite partie.
Ce genre de film est le plus populaire :  Vendredi 13 (1980, 10 suites), Freddy les griffes de la nuit (Wes Craven, 1984, 8 suites), Halloween (John Carpenter, 1978, 9 suites) Scream (Wes Craven, 1996, 3 suites) constituent les exemples les plus populaires.
Ici le tueur est toujours un homme ; cependant il ne s'agit pas nécessairement d'un détraqué sexuel (hormis pour Freddy).
Play Misty for Me (Clint Eastwood, 1971) est une des exceptions : c'est une femme, à moitié nymphomane, qui tue. (Cela dit ce film n'est pas à proprement parler un slasher ni un film d'horreur)
D'autres films (par exemple ceux de Dario Argento) mettent en scène des tueuses ; cependant leur popularité est largement en-deçà de celle des films cités plus haut. 

La liste n'est pas exhaustive, et cette publication n'a pas vocation à constituer une encyclopédie du film d'horreur : de nombreuses variantes existent, de nombreux autres films qui n'ont pas été cités. Cependant la figure du tueur masculin, souvent détraqué sexuel, paraît fondamentale.  

2. Du moins, c'est ainsi qu'on le perçoit. L'oeuvre de Sigmund Freud ne se résume évidemment pas à cette seule dimension.