lundi 4 mars 2013

Les Romains au cinéma (in Mythologies, Roland Barthes). Extraits choisis.

« Dans le Jules César de Mankiewicz, tous les personnages ont une frange de cheveux sur le front. Les uns l'ont frisée, d'autres filiforme, d'autres huppée, d'autres huilée, tous l'ont bien peignée, et les chauves ne sont pas admis, bien que l'Histoire romaine en ait fourni un bon nombre. [...]

Qu'est-ce donc qui est attaché à ces franges obstinées ? Tout simplement l'affiche de la Romanité. On voit donc opérer ici à découvert le ressort capital du spectacle, qui est le signe.  La mèche frontale inonde d'évidence, nul ne peut douter d'être à Rome, autrefois. [...] Tout le monde est rassuré, installé dans la tranquille certitude d'un univers sans duplicité, où les Romains sont romains par le plus lisible des signes, le cheveu sur le front. [...]


Autre signe de ce Jules César : tous les visages suent sans discontinuer : hommes du peuple, soldats, conspirateurs, tous baignent leurs traits austères et crispés dans un suintement abondant (de vaseline). [...] Comme la frange romaine ou la natte nocturne, la sueur est, elle aussi, un signe. De quoi ? de la moralité. Tout le monde sue parce que tout le monde débat quelque chose en lui-même ; nous sommes censés être ici dans le lieu d'une vertu qui se travaille horriblement, c'est à dire dans le lieu même de la tragédie, et c'est la sueur qui a la charge d'en rendre compte : le peuple, traumatisé par la mort de César, puis par les arguments de Marc-Antoine, le peuple sue, combinant économiquement, dans ce seul signe, l'intensité de son émotion et le caractère fruste de sa condition. Et les hommes vertueux, Brutus, Cassius, Cascan ne cessent eux aussi de transpirer, témoignant par là de l'énorme travail physiologique qu'opère en eux la vertu qui va accoucher d'un crime. Suer, c'est penser (ce qui repose évidemment sur le postulat, bien propre à un peuple d'hommes d'affaire, que : penser est une opération violente, cataclysmique, dont la sueur est le moindre signe). [...]


Vincenzo Camuccini, La mort de César, 1793, Musée Capodimonte, Naples. 


Ici encore, le signe est ambigu : il reste à la surface mais ne renonce pas pour autant à se faire passer pour une profondeur ; il veut faire comprendre (ce qui est louable), mais se donne en même temps pour spontané (ce qui est triché), il se déclare à la fois intentionnel et irrépressible, artificiel et naturel, produit et trouvé. Ceci peut nous introduire à une morale du signe. Le signe ne devrait se donner que sous deux formes extrêmes : ou franchement intellectuel, réduit par sa distance à une algèbre, comme dans le théâtre chinois, où un drapeau signifie totalement un régiment ; ou profondément enraciné, inventé en quelque sorte à chaque fois, livrant une face interne et secrète, signal d'un moment et non plus d'un concept (c'est alors, par exemple, l'art de Stanislavsky). Mais le signe intermédiaire (la frange de la romanité ou la transpiration de la pensée) dénonce un spectacle dégradé, qui craint autant la vérité naïve que l'artifice total. Car s'il est heureux qu'un spectacle soit fait pour rendre le monde plus clair, il y a une duplicité coupable à confondre le signe et le signifié. Et c'est une duplicité propre au spectacle bourgeois ; entre le signe intellectuel et le signe viscéral, cet art dispose hypocritement un signe bâtard, à la fois elliptique et prétentieux, qu'il baptise du nom pompeux de "naturel"».