lundi 27 février 2012

Le portrait des sarrasins dans la chanson de Roland. Deuxième partie.


     Portrait à charge, disions-nous donc. Les sarrasins semblent ici constituer un double dévoyé de l'univers chrétien ; ainsi, l'on plaque l'organisation féodale franque sur la société arabe, qui devient un miroir inversé.
- Les 12 pairs qui entourent Charlemagne sont doublés par 12 pairs sarrasins qui entourent le roi Marsile.
- Les deux seigneurs disposent des mêmes signes d'investiture : le gant, et le bâton, qu'ils donnent aux vassaux qu'ils chargent d'une mission (Ganelon, par exemple)
- Chernubles et Margariz, Roland et Turpin sont les seuls pairs survivants de chaque côté, lors de la première bataille. 
- Quant à l'émir Baligant, « en son orgueil il lui a donné un nom [à son épée] ; il connaissait celui de l'épée de Charles ; à son instar, il fit appeler la sienne Précieuse » (3146). 
- Enfin, il est dit des sarrasins que « leurs clercs et leurs chanoines ne sont pas tonsurés » (3637), ce qui est bien sûr une absurdité, puisque l'islam ne comprend pas à proprement parler de hiérarchie religieuse. 

     Mais on voit bien qu'il ne suffit pas de dire que ce sont des païens ; il faut les montrer, aussi, comme des chrétiens qui auraient mal tourné ; on sait bien que, depuis ses origines, l'Eglise catholique a voué une haine bien plus féroce envers les hérésiarques que les simples païens, en ce qu'ils minent l'autorité de l'intérieur

Fagopyrum Esculentum (Sarrasin)
     Cette symétrie du récit dont nous parlions s'explique en partie par les exigences du récit épique, qui est un récit avant tout oral ; le conteur doit ainsi mémoriser, mais aussi captiver le lecteur en créant des associations, des parallèles.
Elle s'explique aussi, cette symétrie, par la méconnaissance totale du monde arabe dont fait preuve l'auteur ; à cela s'ajoute, nous l'avons dit, la volonté de propagande. 

     Cette propagande s'articule sur deux axes : la religion - ce sont des idolâtres, des païens, des polythéistes, en bref, des mauvais croyants -, et la fourberie au combat. 

En ce qui concerne la religion, le décor est vite planté. 
Le roi Marsile n’aime pas Dieu ; c’est Mahomet qu’il sert, Apollyon qu’il invoque (9).
     Le reste du récit s'appuiera en permanence sur cette tare pour discréditer les sarrasins. Ils sont quasiment constamment affublés de l'adjectif « païens», parfois ce sera « félons », ou encore « idolâtres »

- Les païens s'arment de hauberts sarrasins (994)
- Olivier dit « Les païens sont en force [...] » (1049)
- « Ah, vil païen, vous en avez menti ! » (1253)
- Pleins de fureur, les païens félons chevauchent  (1612)
Etc., etc. 

      Au delà de ces appellations récurrentes, le système d'opposition fonctionne à plein. Tandis que les français sont aidés, à de nombreuses reprises, par Dieu,

- l’Ange Gabriel descend (3610)
- Pour Charlemagne, Dieu fit un grand miracle,
car le soleil s’est arrêté, immobile (2459)

- il est à nous, ce champ de bataille, grâce à Dieu (2183)
- dans ton pommeau à or, il y a bien des reliques : de Saint Basile du sang, une dent de St Pierre, et des cheveux de monseigneur Saint Denis, et des vêtements de Marie (2345)
- quant à Charlemagne, il a un bout de la lance qui a blessé le Christ
- En France éclate une prodigieuse tourmente : tempête de vent et de tonnerre, pluie et grêle exceptionnelles ; la foudre tombe coup sur coup, maintes et maintes fois, c’est, à vrai dire, un tremblement de terre. […] Et, dès midi, le jour s’obscurcit. (1422)
les sarrasins, eux, sont abandonnés - et non par leur Dieu, mais par leurs dieux. 

- L’émir invoque Apollyon,
et Tervagan, et Mahomet aussi :
« Dieux, mes seigneurs, je vous ai beaucoup servis ;
toutes vos statues, je les referai d’or pur ;
vous devez bien me protéger contre Charles.
»
Voici qu’arrive Gemalfin, un de ses intimes,
il apporte de mauvaises nouvelles, et dit :

«
Baligant, sire, c’est un jour funeste pour vous,
car vous avez perdu votre fils Malprimes,
et votre frère Canabeu est tué
» (3498)

 -
« Aide-nous, Mahomet !
Et vous, nos dieux, vengez-nous de Charles !
Il nous a mis dans ce pays de tels félons
qu’ils mourront plutôt que d’abandonner le champ de bataille.
»« Ils disent entre eux : Eh bien, fuyons donc ! »
Cent mille païens s’enfuient à ces mots ;
qu’on les rappelle ou non, ils ne reviendront pas. (1910)
 
     Notons que « les français ne songent pas à s'enfuir » (3474), ce qui les distingue des sarrasins, qui sont non seulement lâches, mais qui utilisent des méthodes de combat indignes.
Certes, quelques seigneurs sarrasins sont courageux. 
 - Comme de vrais preux les païens chevauchent (3264)
 - L’émir ne veut pas se cacher (3523)
Mais c'est pour regretter qu'ils ne soient pas chrétiens
- Quel preux, mon Dieu ! s’il avait été chrétien ! [On parle de l'émir Baligant] (3164)
    D'une manière générale, les sarrasins sont des fourbes. Ils attaquent l'arrière-garde de l'armée sur une trahison originelle qui les marquera au fer rouge. 
 - « Vous jurerez devant moi la trahison et le pacte ».
Devant son épée Murgleis,
il [Ganelon] a commis la forfaiture et juré la trahison.
Il y avait là un trône d'ivoire massif.
Marsile y fait apporter un livre devant lui ;
il contenait la loi de Mahomet et Tervagan.
Il a juré ainsi, le Sarrasin d'Espagne :
s'il trouve Roland à l'arrière-garde,
il se battra contre toute son armée,
et, s'il le peut, Roland y mourra à coup sûr.
Ganelon répond : « Que votre ordre s'avère bon ! » (605)
     Renversement des valeurs, encore une fois : le bon chrétien jure allégeance à son seigneur, son suzerain, il jure de le servir, peut-être sur la Bible ; mais quant à jurer une trahison sur le Coran, cela relève d'un détournement complet des valeurs admises.

     Mais ce n'est pas tout. Car, non contents d'attaquer par derrière, fourbement, en reniant la promesse qu'ils ont faite à Charlemagne, les sarrasins usent de méthodes indignes et lâches. Ainsi, ils attaquent à distance, ce que ne font jamais les francs :

- tirons de loin, puis laissons-le là (2154)
- mille sarrasins descendent à pied,
quarante milliers restent à cheval.
ils n’osent, je pense, les approcher,
et ils leur jettent lances et épieux,

piques, dards, traits et javelots (2070)
Ou encore, ils usent de ruses dont la grossièreté le dispute à la bassesse :
- Sur l'herbe verte, le comte Roland se pâme.  [il a soufflé comme un damné dans son                                                                                cor,  ce qui sera  la cause de sa mort] 
Un Sarrasin ne cesse de l'observer ;
couché par terre entre les autres, il faisait le mort,
avait couvert de sang son corps et son visage ;
il se redresse et arrive en courant. [...] (2273)
Et quand leurs ruses infâmes ne suffisent plus, ils préfèrent s'enfuir.
- devant Roland les païens s'enfuient. (1875) 
     Pour enfoncer le clou, on insiste également sur le côté non-humain de certains individus composant l'armée des sarrasins.
Mais ceci fera l'objet d'une prochaine publication.

samedi 25 février 2012

De la nécessité de construire un discours social. Ou du personnel, opposé ou collectif. Construction d'une symbolique.

     Ne sachant plus inscrire un enfant dans une perspective éducative et ne sachant quoi lui transmettre et lui dire, l'adulte n'a rien trouvé de mieux que de lui expliquer sa psychologie et se qui se passe dans sa tête. 
     N'est-il pas d'ailleurs étonnant qu'au moindre accident, agression ou meurtre, une cohorte de spécialistes de la psychologie fonde sur les jeunes et les invite à parler, pour éviter que ne s'installent les séquelles d'un éventuel traumatisme ? Certains ne le souhaitent pas aussi immédiatement, même si, par la suite, ils en auront peut-être besoin. Cette démarche de croire que l'on peut éviter un certain traumatisme en parlant sur le choc est pour le moins discutable, et notamment au plan théorique. Cette prise de position sur la subjectivité par la société en dit long sur les défaillances éducatives qui ne donnent plus de ressources pour savoir réagir et ne préparent pas structurellement les personnalités à faire face aux événements dramatiques de l'existence, et encore moins à savoir élaborer psychologiquement les peurs, les angoisses fondamentales réactivées par telle ou telle situation. A trop confondre le discours social avec l'intersubjectivité, on a fait disparaître toute dimension sociale et symbolique qui permette de se représenter et d'assumer les réalités défaillantes de l'existence. Le langage médiatique a favorisé cette substitution en codant la vie en termes intimistes et en valorisant l'individu au détriment de toute dimension institutionnelle. Ainsi, la fragilité de l'existence, la méchanceté, la duplicité et la cruauté... tous les risques de la nature et de l'existence, ne sont pas pensés et encore moins représentés dans une symbolique. C'est dans ces conditions que resurgissent les incertitudes les plus primitives, comme la peur des envoûtements, des sorts et des esprits des morts qui viendraient envahir le monde des vivants.
     Le discours psychologique, qui remplace le plus souvent l'éducation et le cadre symbolique de la société, conforte un rapport magique à la parole où les jeunes sont de plus en plus renvoyés à eux-mêmes sans médiation. Faute de pédagogues, ils se retrouvent seuls face à l'école et à la police qui sont, avec le juge, les derniers intermédiaires adultes entre le société et eux.

                                      Tony ANATRELLA, La différence interdite : sexualité, éducation, violence, trente ans après mai 1968, Flammarion, 1998. 

Au-delà de la question de l'éducation, le problème qui semble se poser, qui se pose véritablement, c'est cet aspect de l'intersubjectivité opposé à un discours social global qui semble pour le moins s'effriter ; comment concilier des intérêts personnels contradictoires, dont on sait qu'ils s'accordent mal, voire s'opposent à l'intérêt commun, avec une vision sociale globale et cohérente qui, tout en prenant en compte les aspirations de chacun - avec, dans nos sociétés modernes, un véritable éclatement des individualités ou des communautés - les intègre dans un environnement normatif qui ne soit pas coercitif ? 
Pour aller plus loin, il nous faudrait évoquer cette plaie qu'est devenue l'empathie - télévisuelle, radiophonique, etc., en bref, médiatique ; mais aussi politique, en bref, populiste.
Nous interroger également sur la contamination de la pensée individuelle par l'expérience mass médiatique ; ou comment, ce que l'on croit être le fruit d'une expérience personnelle subjective ne peut être que déterminé par un univers insidieusement coercitif ; et comment "des pratiques culturelles extrêmement disparates se retrouvent structurellement déterminées par les mêmes croyances, valeurs et relations hégémoniques de l'économie de marché - jusque dans leur fondement, même si ceux qui les pratiquent n'en ont pas forcément conscience" (Victor Burgin).
La possibilité pour l'art de construire un discours social, politique, de faire émerger une véritable réflexion doit-elle être niée ; ou minorée ? Qu'en est-il, en particulier, de la frange de l'art qui promeut l'interactivité ? ; promettant au spectateur de lui permettre de s'impliquer dans le processus de fabrication, et même de faire vivre l'oeuvre, constitue-t-elle un progrès, ou n'est-elle qu'un autre avatar, particulièrement pernicieux, d'un libéralisme individualiste destructeur ?

Discours social
Intersubjectivité
Construction d'une symbolique collective - opposée à son absence.

3 idées qui seraient les mamelles de notre réflexion. 

mercredi 22 février 2012

Le Corps utopique

Ce lieu que Proust, doucement, anxieusement, vient occuper de nouveau à chacun de ses réveils, à ces lieux-là, dès que j'ai les yeux ouverts, je ne peux plus échapper. Non pas que je sois par lui cloué sur place - puisqu'après tout je peux non seulement bouger et remuer, mais je peux le "bouger", le remuer, le changer de place -, seulement voilà : je ne peux pas me déplacer sans lui, je ne peux pas le laisser là où il est pour m'en aller, moi, ailleurs. Je peux bien aller au bout du monde, je peux bien me tapir, le matin, sous mes couvertures, me faire aussi petit que je pourrais, je peux bien me laisser fondre au soleil sur la plage, il sera toujours là où je suis. Il est ici irréparablement, jamais ailleurs. Mon corps, c'est le contraire d'une utopie, ce qui n'est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d'espace avec lequel, au sens strict, je fais corps.

Michel Foucault, Le corps utopique, les hétérotopies.
 Nouvelles éditions lignes, 2010

dimanche 19 février 2012

Le portrait des sarrasins dans la chanson de Roland. 1ère partie

« Les païens ont le tort, et les chrétiens le droit » (1015)

Si nous avons choisi cette phrase pour ouvrir notre propos, c’est qu’elle nous semble résumer à elle seule la volonté du, ou des auteurs de l’œuvre : à savoir, constituer une entreprise de propagande visant à justifier la croisade, et, peut-être, susciter des vocations. Le contexte est en effet brûlant : composée vers 1100, la chanson de Roland est strictement contemporaine de la première croisade dont l’appel a été lancé en 1095 par le pape Urbain II. 
C’est que, depuis l’an 638, les musulmans occupent la ville sainte de Jérusalem. Si, pendant quatre siècles, les chrétiens, les musulmans et les juifs cohabitent à peu près harmonieusement, si les pèlerinages chrétiens sont encore possibles, l’arrivée des turcs en 1076 change la donne. Les dommages qu’ils causent dans la ville poussent ainsi le pape Urbain II à réagir. Il ne s’agit pas pour nous ici d’aborder le thème spécifique des croisades. Il est seulement important de remarquer que la chanson de Roland, dont l’histoire se passe au VIIIème siècle est intimement liée à ce contexte de guerre sainte et de lutte – sanglante et brutale – contre l’ennemi musulman.
Ainsi ne s’agit-il pas ici, comme dans d’autres œuvres, antérieures – La Lettre d’Alexandre, par exemple – ou postérieures – la lettre du prêtre Jean, ou Le Devisement du monde, de Marco Polo - d’inviter au voyage, de faire rêver, d’émerveiller le lecteur, mais bien d’opposer deux mondes que l’on va prendre soin d’opposer complètement. Il s’agit bien, en l’occurrence, de discréditer les sarrasins.
Mais, avant toute chose, un résumé de l’histoire s’impose.
1ère page du manuscrit de la Chanson de Roland
(manuscrit d'Oxford)
Charlemagne mène depuis 7 ans la guerre contre les sarrasins en Espagne. Les sarrasins, menés par le roi Marsile, qui ne tient plus que la ville de Saragosse, envoient de fausses promesses de paix que Charlemagne, qui est lassé de se battre, veut bien négocier. Roland lui, veut se battre encore ; il fait en sorte que ce soit son beau-père, Ganelon, qui soit chargé de mener les pourparlers. Ganelon est furieux ; il trahit Charlemagne, et conclut un pacte avec les sarrasins : ils pourront massacrer son arrière garde, commandée par Roland, quand il rentrera en France.
Ganelon rapporte les fausses promesses des Arabes, et Charlemagne lève le camp.
Roland, qui reste donc en arrière avec son compagnon d’armes, Olivier, subit l’assaut des arabes ; il refuse de sonner le cor pour appeler Charlemagne ; au second assaut, à bout de forces, il se résout à appeler Charlemagne. Il souffle tellement fort dans son cor qu’il en meurt.
Charlemagne retourne en arrière, poursuit les sarrasins – aidé par Dieu qui stoppe la course du soleil - qui sont avalés par l’Ebre. Marsile appelle Galigant, l’émir de Babylone, roi suprême des païens, qui accourt. Il est tué par Charlemagne, et ses armées sont défaites. Marsile meurt à Saragosse, et Charlemagne s’empare de la ville.

Quant à Ganelon, il sera jugé et écartelé au retour de Charlemagne en France.

Ce qui frappe souvent dans les œuvres orientalistes, c’est l’accent mis sur l’aspect merveilleux, fantastique, incroyable, des contrées orientales ; peuplées le plus souvent de créatures irréalistes, qui se meuvent dans un décor luxuriant, dans lequel on trouve le plus souvent des villes merveilleuses, des palais florissants, emplis de pierres précieuses, de soieries, de richesses incalculables.
Ce n’est pas le cas dans la chanson de Roland ; les sarrasins sont certes riches, et comblent Ganelon, le traître, de cadeaux, mais dans des proportions assez raisonnables – en tout cas, pas extravagantes.
Il est fait état de félins, de chameaux, (124), d’or, d’améthyste (638), mais véritablement l’accent n’est pas mis sur cet aspect là de l’orient.
Ce sont plutôt les peuplades qui composent l’armée hétéroclite des sarrasins qui relèvent de l’exotique. Sont donc évoqués :
-       Un roi de Barbarie, un pays lointain (1236)
-       Torleu, le roi persan (3204)
-      [Les sarrasins établissent les corps d'armée, dont les dix premiers sont décrits ainsi] :
dans le premier sont les hideux Chananéens
de Val-Fuït ils sont venus par le travers
le second est de Turcs, le troisième de Persans
et le quatrième de cruels Pincenois,
et le cinquième de Soltras et d’Avers,
et le sixième d’Ormaleus et d’Euglets,
et le septième du peuple de Samuel,
le huitième est de Bruise, le neuvième de Slaves,
et le dixième d’Occïant le Désert :
c’est là un peuple qui ne sert pas notre seigneur,
de plus félons vous n’entendrez pas parler
[…]
à la bataille ils sont déloyaux et cruels.
Dix autres corps l’émir réunit :
les géants de Malprose
[…] (3260)

La liste n'est pas exhaustive, mais elle suffit à donner un aperçu de l'hétérogénéité des forces en présence - nous y reviendrons plus tard. 
Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que le portrait des sarrasins qui est brossé dans cette œuvre n'a absolument rien à voir avec la réalité ; d'autres œuvres, si elles font montre d'exagération, d'emphase, si elles mêlent fiction et réalité sans qu'il soit toujours possible de distinguer l'une de l'autre, sont, au moins, basées sur l'expérience d'hommes qui se sont rendus dans les contrées qu'ils ont visitées ; cela est valable pour La Lettre d'Alexandre, ou pour les voyages de Marco Polo. Point de cela ici ; l'auteur, ou les auteurs, n'ont absolument aucune idée de ce qu'est un sarrasin ; ils savent d'autant moins quelle était la situation il y a quatre siècles, bien évidemment ; cela importe peu, puisqu'il s'agit de réaliser un portrait à charge. 

vendredi 17 février 2012

"Mon corps est un goulag" : Le principe dialogique à l'épreuve de la bande dessinée contemporaine, 3/3


  1. ''Soi-même comme un autre'' : où l'ego s'altère.
    1) Intralocution : dissension au sein de notre conscience même (« Je est un autre »)
Je voudrais introduire en cette fin d'étude un aspect peu traité, ou de manière très succincte, par Mikhaïl Bakhtine, et qui pourtant m'intéresse au plus haut point, à savoir les interactions dialogiques s'établissant au sein de notre propre voix, dans un rapport de soi à soi. Le dialogisme semble en effet pouvoir s'établir au sein de notre conscience même, dans la mesure où la voix de l'Autre, qui pénètre mon discours et le structure de l'intérieur, peut être la voix d'un Autre moi-même. Je ne développerai pas ici plus en détail cet aspect, dans la mesure où, comme je le disais, il est à ma connaissance majoritairement absent de la pensée de Bakhtine qui, sur ce point, se prive je crois d'un degré de complexification supplémentaire. Il nous faut peut-être en chercher la raison dans le fait que la pensée bakthinienne s'élabore, de manière parfois extrême, toute entière tournée vers autrui1. Le penseur russe (et marxiste) ne peut envisager une construction du sujet qui se passe d'une manière ou d'une autre de la présence de l'Autre. Je ne suis pas loin de le rejoindre sur ce point, si ce n'est que je ne pense pas que cet « Autre » soit nécessairement lié à « autrui » ; il est certaines situations où « soi-même » justement, est prêt de devenir « un autre ». Bakhtine ne semble pas avoir envisagé cette possibilité, peut-être parce qu'il s'est trop interdit de scruter sa propre intériorité ; car qui regarde en soi ne peut ignorer longtemps le caractère fondamentalement multiple de son identité. Ainsi Mattt Konture possède un avatar pour chaque saison, et Jean-Christophe Menu dialogue avec son ectoplasme. Mais la nuance existant entre « l'autre-autrui », et « l'autre-soi » est établie avec le plus de subtilité par Fabrice Neaud, qui se construit en tant que sujet tant par sa confrontation à l'autre-amant (« autre-autrui » éminemment problématique), que par celle à l'autre-aimant (« autre-soi » qu'il ne connaît pas, état amoureux où il ne se reconnaît plus) ; le sentiment amoureux et la manière qu'il a de nous définir est appréhendé ainsi par ses deux versants, intime et extériorisé.
Cette fissuration interne (en « circuit clos ») de l'identité du locuteur est abordée par J.Bres, qui signale tout de même que « le locuteur est toujours son premier interlocuteur, la production de sa parole se fait systématiquement en interaction avec ce qu'il a dit antérieurement, avec ce qu'il est en train de dire, et avec ce qu'il a à dire. » Il désigne ce type de rapports par le terme intralocutif ; on retrouve donc à l'échelle individuelle, intérieure, les différents types d'interactions dialogiques survenant sur l'axe syntagmatique, dont nous parlions précédemment. J.Bres va même jusqu'à mentionner ces situations de dialogue intérieur, où « nous nous parlons à nous-mêmes », mais aussitôt il ajoute : « Dans le cas le plus commun, cette seconde voix est celle du représentant typique du groupe social auquel nous appartenons, et le conflit vécu entre les deux est celui vécu par l'individu confronté à sa propre norme. » On retrouve donc ici la référence à une extériorité de type « social », cette distance prise de soi à soi ne pouvant s'évaluer que dans une référence au monde extérieur, et non pas vis-à-vis de notre espace intérieur.
  1. La Polygraphie : personna, -ae (« Je est d'autres »)
Dernière remarque, afin de ramener ces diverses réflexions vers le champ plus spécifique de la bande dessinée : je mentionnais en passant les avatars de Mattt Konture; ils seront pour moi l'occasion d'introduire un aspect que rend seule possible la bande dessinée, à savoir la création de différents avatars servant à représenter un seul individu, en l'occurrence ici le sujet autobiographique. Mattt Konture ne change pas seulement de voix, mais il change aussi constamment de visage; on retrouve ce principe dans l'œuvre de Menu, qui jalonne son livre d'autoportraits tous dissemblables, et représente parfois le miroir dans lequel il se regarde, complexifiant la question du visage (lieu identitaire extrêmement fort) par celle du reflet (lieu « schizophrénique » non moins fort). Ce flottement que ces œuvres mettent en place autour de l'incapacité à fixer un style graphique, un trait unique servant à la représentation de soi, sera pour moi l'occasion d'étudier une nuance polyphonique propre à la bande dessinée, et que nous pourrions qualifier de polygraphie.
J'espère avoir montré, au terme de cette rapide étude, en quoi est-ce que la pensée de Bakhtine pouvait être à même de servir de point de départ à la réflexion que je souhaite développer dans le cadre de mon mémoire, autour notamment de la question de la représentation de soi, envisagée dans ses rapports problématiques à autrui. Représentation de soi (par la représentation d'une parole singulière et complexe) et de l'autre (dialogisme extérieur – le dialogue sous toutes ses formes), et de l'Autre en soi (dialogisme intérieur – hybridation, stylisation, polyphonie) – voire même, de soi considéré comme un autre (intralocution, ''polygraphie''), le principe dialogique permet, il me semble, d'aborder ces différents points de manière particulièrement intéressante.
Autre point essentiel, que j'ai déjà mentionné au cours de mon étude, mais sur lequel je voudrais conclure : on sait (comment pourrait-on l'ignorer ?) que Bakhtine faisait du roman le champ d'actualisation générique idéal de ce principe dialogique. La gageure qu'il me reste donc à relever va être de réussir à trouver les points d'articulations (s'ils existent) de cette pensée avec le champ de la bande dessinée, qui m'occupe, et de trouver en son sein, au-delà d'évidents phénomènes dialogaux, d'autres phénomènes dialogiques, voire polyphoniques. Ainsi, ce travail d'analyse de la pensée bakhtinienne ne doit être envisagé que comme une toute première étape dans mon travail de recherche, que je vais être rapidement amené à reprendre, compléter, nuancer, réfuter – bref, adapter à la bande dessinée autobiographique contemporaine. Nul doute que le travail, si j'ai pu ici quelque peu l'écorner, reste entier.
1Sur ce point, voir l'article de T.Todorov, Mikhaïl Bakhtine et l'altérité, publié dans la revue Poétique.

mercredi 15 février 2012

"Mon corps est un goulag" : Le principe dialogique à l'épreuve de la bande dessinée contemporaine, 2/3

  1. L'Autre en Soi : dialogisme et altération.
    1. Bivocalité/interlocution : dialogisme de l'énoncé-phrase
Deuxième degré de confrontation à la parole de l'Autre, les divers phénomènes du dialogisme intérieur (bivocalité, interlocution, stylisation) intriquent les différents discours (et donc les identités distinctes) en un seul et même énoncé « stratifié » (le mot est de Bakhtine). J.Bres propose de réserver le terme de dialogisme à ce seul phénomène, (distinction que n'opère pas Bakhtine), et qu'il définit comme suit : « capacité de l'énoncé à faire entendre, outre la voix de l'énonciateur, une ou plusieurs autres voix qui le feuillettent énonciativement. ». La parole de l'autre n'est plus située en vis-à-vis de ma propre parole, dans l'espace ou dans le temps, mais contenue en son sein même, incorporée pour ainsi dire à mon propre discours. Le dialogisme relève en ce sens du principe de bivocalité, désignant tout type de construction hybride où se mêlent en un locuteur unique deux énoncés pas clairement partagés, relevant d'horizons sociologiques ou sémantiques différents, renvoyant en outre simultanément à deux contextes d'énonciation distincts (présent/antérieur). Il s'opère en un énoncé unique, d'un point de vue syntaxique, une fusion d'éléments paradigmatiques distincts. Autrement dit, et pour reprendre les termes de J.Authier-Revuz, le principe dialogique consiste ici à révéler « l'autre dans l'un ». Je ne suis plus lorsque je parle complétement autonome : le discours de l'autre exerce sur moi une influence, si ce n'est une pression, que je ne suis plus à même de tenir à distance.
L'insertion du discours d'autrui dans mon discours propre peut prendre différentes formes (discours non-assumé, « unreliable narrator », zones de personnages...), s'opérer en différents lieux (objets ou allocutaire), ou selon différents degrés (stylisation, parodie...). Nous définirons pour chaque type de traitement une modalité spécifique :
les zones de personnage : ce terme désigne le « rayon d'action » de la voix d'un personnage, au-delà même de sa « prise de parole » proprement dite. La voix du personnage exerce une sorte de présence diffuse, « en tache d'huile », et finit ainsi par se mêler à celle du narrateur. Les voix en quelque sorte ne sont pas étanches, mais bien plutôt perméables les unes vis-à-vis des autres. Ce concept est transposé de manière particulièrement efficace dans l'œuvre de Mazzuchelli, Asterios Polyp, où les personnages, s'exprimant, semblent parfois « contaminer » l'espace de représentation environnant, fonction de leurs affects : ainsi de la chaise sur laquelle ils sont assis, ou de la tasse qu'ils tiennent, et qui est tracée du même trait que leur visage.
l'interlocution : ce terme (encore J.Bres) signale le fait que lorsqu'il parle, le locuteur a la plupart du temps conscience de à qui il parle, et cherche dès lors à orienter son discours par rapport à l'horizon de son allocutaire. Cette orientation laisse des traces dans notre discours, comme autant de marqueurs de la présence de l'Autre. Cette rencontre avec le discours potentiel d'autrui s'effectue au sein d'un contexte syntagmatique nouveau, le discours d'autrui appartenant alors ici plutôt à l'avenir (nous sommes dans la logique de l'anticipation) qu'au passé (cf supra, « interdiscursivité »).
la stylisation : il s'agit ici d'un procédé plus proprement littéraire, qui consiste en la représentation du style d'autrui, et qui du même coup présente, en un même énoncé, deux consciences individualisées : celle du stylisateur, celle du stylisée. La représentation du style d'autrui étant plus ou moins explicite, et plus ou moins critique, la stylisation peut varier en degré, depuis la simple imitation jusqu'à la parodie1, en passant par l'hommage, ou le plagiat. On imagine aisément la fortune que peut avoir une telle pratique dans le champ de la bande dessinée, la stylisation verbale pouvant se doubler (et avec quelle force !) d'une stylisation graphique, en un exercice s'avérant typiquement oubapien (ainsi de J.Gerner s'amusant à reprendre la forme des bulles spécifique à quelques grands maîtres : Jacobs, Ware, McCay..., ou d'Uderzo, qui dans Astérix chez les Belges, imite la ligne claire lorsqu'il fait surgir les Dupondt, en une sorte de clin d 'œil.)
    1. Le principe polyphonique, ou l'artisticité de la prose.
Degré ultime de perfectionnement dialogique dans la pensée de Bakhtine, la polyphonie étend ce principe d'hétérogénéité énonciative intégrée (plurivocalité) à l'échelle de l'énoncé-tour-texte. J.Bres la définit ainsi : « montrer comment l'énoncé signale, dans son énonciation, la superposition de plusieurs voix ». Empruntée à la sphère musicale, cette notion permet de penser la production de la parole en termes non de réponse, mais de mise en scène énonciative. C'est le roman tout entier qui devient dialogique, c'est-à-dire travaillé par un ensemble de voix hétérogène ; le principe dialogique s'étend alors de l'énoncé-phrase à l'énoncé-texte. Cette notion de mise en scène permet en outre de penser la polyphonie comme un procédé s'épanouissant spécifiquement dans le domaine artistique; ainsi, elle se différencie du dialogisme du fait qu'elle s'applique au champs d'études littéraires (et désigne pour Bakhtine un type particulier de roman), alors que le dialogisme est un principe qui gouverne toute pratique langagière, et au-delà toute pratique humaine. On sort du champ exclusif de la linguistique pour entrer dans celui de l'esthétique. Triomphant en régime de fiction, la polyphonie est une synthèse du principe dialogique en même temps qu'un indice de la romanicité du roman (au même titre, pour Bakhtine, que la prose et l'inachèvement). Elle permet en effet selon lui de faire coexister, au sein de ce macro-énoncé qu'est un texte littéraire, différentes voix, hiérarchiquement égales, et qui résonnent d'une manière ou d'une autre avec celle de l'auteur. Ces voix peuvent être celle du milieu socio-idéologique dont il est issu (et correspondra alors au discours doxal), celle des personnages, celle du ou des narrateurs, celle, supposée, du lecteur (Bakhtine parle ici de « roman dans le roman ») – celle enfin de textes antérieurs : le principe dialogique s'ouvre alors sur le vaste champ de l'intertextualité. En bande dessinée, ce principe peut s'enrichir de multiples harmoniques graphiques (voir notamment Ma Vie mal dessinée de Gipi, où les sauts entre autobiographie et fiction (deux types d'énoncés fondamentalement distincts) se traduisent par un passage du noir et blanc à la couleur).
A noter que pour Bakhtine, la polyphonie, en plus d'être d'ordre énonciatif, peut également être d'ordre générique (il parle alors de « genres enchâssés », ou « intercalaires ») ; le roman devient dès lors une sorte de méta-genre, œcuménique et protéiforme, susceptible d'accueillir en son sein un nombre illimité de discours génériques hétérogènes (vers, essai, monologue/dialogue théâtre, etc.). (A noter qu'une bande dessinée comme Le Photographe, de E. Guibert, F. Lemercier et D. Lefèvre, fonctionne à peu près selon le même principe, dans la mesure où deux univers esthétiques distincts, celui de la photographie et celui de la bande dessinée, cohabitent au sein de la même œuvre. Un auteur comme Dave McKean systématise même davantage ce paramètre, puisqu'il ajoute à la photographie et à la bande dessinée tantôt des bouts de pellicules cinématographiques, tantôt des morceaux de tissus, tantôt des taches de peinture qui rapprochent l'œuvre davantage de la peinture que de la bande dessinée).
1Où s'opère un double effet de dialogisme : le premier est celui, classique de la voix du stylisateur qui se mêle à celle du stylisé; mais dans le cas de la parodie (ou de l'ironie), un dialogisme s'établit aussi entre ce que dit le stylisateur de manière explicite, et ce qu'il sous-entend de manière implicite sur le style du stylisé (relation de commentaire).

lundi 13 février 2012

"Mon corps est un goulag" : Le principe dialogique à l'épreuve de la bande dessinée contemporaine, 1/3

Je voudrais m'intéresser, dans le cadre de mon mémoire, à la question de la représentation du Sujet dans le champ artistique, et des liens qui l'unissent à l'Autre. Je souhaite notamment me demander dans quelle mesure est-ce que ces liens permettent de penser la construction d'une identité subjective dans laquelle autrui jouerait un rôle important ; autrement dit, envisager la construction du Sujet en tant qu'elle passe par la mise en place d'un rapport dialectique et problématique à l'Autre. C'est de cette tension entre ipséité et altérité que je souhaiterai donc parler, et des moyens (stylistiques, linguistiques) de sa mise en œuvre dans le cadre de la bande dessinée.
Dans cette perspective, l'introduction à la pensée de M. Bakhtine, et l'approche de sa théorie esthétique romanesque (et notamment du fameux principe dialogique) peuvent s'avérer particulièrement stimulantes. Je reprendrai ici, en les développant, les différents aspects structurant ce principe dialogique, pour montrer en quoi est-ce qu'ils pourraient me permettre d'élaborer, pour mon travail personnel, le socle de ce que j'aimerais appeler une « pensée de l'altérité ».
J'analyserai l'originalité (et, au regard de mes travaux, la pertinence) de la pensée de Bakhtine en trois temps distincts et progressifs, pouvant coïncider avec trois degrés de complexification de la dialectique sujet/autrui :
  1. la pensée de Bakhtine place l'homme, l'individu, en son centre, et cet homme existe par sa parole, et par elle seule, qui est l'expression empirique de sa conscience individuelle, sans être individualiste : elle (et, à travers elle, la parole qui l'informe) n'existe pas seule (elle n'est pas tournée uniquement vers son centre qui serait le sujet pensant et parlant), mais est au contraire en perpétuel échange avec d'autres voix (dialogue), ou coexistence avec d'autres voix (interdiscursivité), c'est-à-dire d'autres consciences, (dialogisme extérieur), hiérarchiquement égales ; et cette confrontation à l'autre (altérité)
  2. entraîne une scission dans l'ordre de sa propre parole (altération), mettant donc en échec sa prétention univoque (et nous verrons ce que ce terme peut avoir de déterminant – cf la notion de polyphonie), et par là même la coïncidence du sujet parlant et pensant avec lui-même (dialogisme intérieur).
  3. L'ultime degré d'étrangeté est franchi lorsque le Sujet devient cet Autre qui se remet lui-même en question, autrement dit et pour reprendre Ricoeur, lorsque « Soi-même » est envisagé « comme un autre ». Ce dialogisme s'établissant de soi à soi (intralocution) est le point ultime de cette dialectique sujet/autrui, là où l'ego s'altère.
    Ainsi, dans la pensée de Bakhtine, c'est par la confrontation de sa parole à d'autres paroles qu'est remise en cause l'unicité du sujet parlant (''the uniqueness of the speaking subject''1), son monolithisme, et son univocité, à tous les sens du terme.
  1. L'Autre face à Soi : dialogue et altérité.
    1. La bande dessinée, espace de parole(s)
« Dans le roman », dit Bakhtine, « l'homme est essentiellement un homme qui parle ; ce n'est pas l'image de l'homme en soi qui est caractéristique du genre romanesque, c'est l'image de son langage. » Cette assertion reste tout aussi vraie appliquée au champ de la bande dessinée. L'écrasante majorité des bandes dessinées mettent en scène des personnages, et ces personnages sont saisis, la plupart du temps, dans un acte de parole. Et la bande dessinée muette, malgré son appellation, n'échappe pas complètement à la règle : comme j'ai eu l'occasion de le montrer dans mes précédentes recherches, elle met en place tout un réseau de codes visuels (idéogrammes, gestes, icônes) permettant de « faire entendre » la voix des personnages censément muets. Dans cette perspective, la bande dessinée n'est pas tant muette « qu'insonorisée » : l'auteur semble avoir « coupé le son », mais il n'a pas privé ses personnages de parole, au contraire. C'est dans le déchiffrage, lors de l'acte de lecture, de cette parole inouïe, que réside la nouveauté de son statut dans la bande dessinée muette.
Ainsi, dans l'espace de la bande dessinée comme dans l'espace de la prose romanesque, l'homme n'est pas tant, au sens où l'entend Ducrot, appréhendé en tant que sujet parlant (c'est-à-dire un individu doté d'une quelconque réalité extra-linguistique), mais bien plutôt en tant que locuteur – dans la mesure où il ne paraît exister que par et pour son discours. Et le roman, tout comme la bande dessinée, a besoin de ces locuteurs, « qui lui apportent […] son langage propre » (Mikhaïl Bakhtine). Derrière l'énoncé, c'est l'énonciateur (c'est-à-dire l'homme) qu'il faut entendre ; toute représentation du langage nous met en contact avec son énonciateur; nous rendre « conscients » de ce qu'est la langue, c'est nous faire identifier qui en elle parle. Car en effet, si le roman est un genre qui repose sur « la représentation d'une parole », il dépend de ces bouches par lesquelles elle existe ; mais à l'inverse, ces locuteurs sont « tout entier » dans leur parole, et n'existent que par et pour elle. On assiste donc à la mise en place d'une solidarité nécessaire entre l'homme et sa parole, entre « l'homme parlant et son discours » (Bakhtine). A ce stade de notre analyse, nous serions donc tentés de dire qu'être, dans le roman comme dans la bande dessinée, c'est parler.
Mais ceci étant dit, il nous faut immédiatement constater que cette parole, dans l'un comme dans l'autre espace, n'existe jamais seule (et ce constat est à l'origine du principe dialogique). Pour Bakhtine, le langage dans le roman n'existe jamais pour lui-même, en direction de lui-même (ce qui serait davantage le propre du langage poétique, au sens strict du terme), mais comme pris dans un réseau permanent d'autres langages (et nous dirons bientôt de langages autres) : « Il pourrait donc sembler que le terme (singulier) « langage » perde tout son sens », au profit de celui de « langages »; et Bakhtine de conclure : « Le langage littéraire n'est pas un langage, mais un dialogue de langages ». Cette hétérogénéité discursive dit du même coup (les deux étant, ainsi que nous venons de le voir, intimement liés) le vacillement du sujet romanesque; il apparaît divisé, incertain au sein de cette multiplicité de langages. Bakhtine cherche d'ailleurs à valoriser cette dispersion, qui en son sens caractérise l'esthétique de l'époque moderne, dans la mesure où elle est seule à même de rendre compte des consciences individuelles contemporaines; le monde ayant changé, l'art (qui est le moyen de le dire) doit changer aussi. Le héros de roman est cet « homme problématique » dont parle Lukàcs, et dont Bakhtine s'empare pour l'opposer à l'idéalisme moniste hégélien. L'homme moderne est un sujet divisé, fondamentalement hétérogène, et dont la parole « fendue » dit ce vacillement. C'est dans cette optique qu'il qualifie ainsi les personnages dostoïevskiens : « conglomérat monstrueux des matières les plus hétérogènes et des principes de formation les plus incompatibles. Le héros de Racine est égal à lui-même; le héros de Dostoïevski ne coïncide pas un instant avec lui-même. »
  1. La présence de l'Autre
Ce renoncement à l'unité du « je » trouve sa contrepartie dans l'affirmation d'un statut nouveau pour le « tu » d'autrui. Par la valorisation de sa voix et de sa parole dans l'espace pluraliste de l'œuvre, l'Autre cesse d'être un simple « objet » de mon propre discours, pour devenir « sujet » d'un discours autre, mais hiérarchiquement égal au mien. Bakhtine souhaite ainsi « affirmer le moi d'autrui non comme objet, mais comme un autre sujet, ''tu es''. ». Au-delà du simple champ romanesque, Bakhtine élabore ainsi une théorie esthétique où l'Autre joue un rôle décisif : il est impossible de concevoir l'être en dehors des rapports qui le lient à autrui : « je ne deviens conscient de moi, je ne deviens moi-même qu'en le révélant pour autrui, à travers autrui et à l'aide d'autrui. (…) L'être même de l'homme (extérieur comme intérieur) est une communication profonde. » On entre ainsi véritablement dans cette « pensée de l'altérité » dont je parlais en introduction, qui n'envisage la construction d'un sujet autonome que par les rapports dialectiques qu'il entretient avec autrui.
Employant le terme de « communication », Bakhtine souligne bien le fait que cette construction réciproque de notre identité trouve dans les zones d'interactions verbales un lieu d'épanouissement privilégié; c'est là que le contact avec autrui est le plus important, c'est notre parole qui est la plus à même de com-prendre l'Autre, et du même coup de révéler sa présence, son influence déterminante à celui qui écoute. Si cela est vrai dans n'importe laquelle des situations langagières, c'est elle qui doit en outre être l'objet central de tout traitement esthétique ayant pour but de représenter l'homme. Dans cette perspective, le monologue n'a plus d'intérêt : « Le monologue est accompli et sourd à la conscience d'autrui, ne l'attend et ne lui reconnaît pas de force décisive. Le monologue se passe d'autrui, c'est pourquoi dans une certaine mesure il objective toute la réalité. Le monologue prétend être le dernier mot. ». Seuls importent le dialogue, et toute forme d'interaction verbale. Il nous faut donc revenir sur notre première définition et dire que dans la pensée de Bakhtine, être ça n'est plus simplement parler, c'est avant toute chose « communiquer ». 


      3. Dialogue, Dialogal, Interdiscursivité.

Le premier degré de confrontation à l'Autre et à son discours passe par le dialogue direct, in praesentia, des locuteurs. Le dialogue est, en quelque sorte, la forme prototypique (car la plus explicite) de toute interaction verbale. Il sert de base à toute la théorie bakhtinienne de l'énonciation, dans la mesure où celui-ci définit l'énoncé, extérieurement, à partir d'un élément essentiel du dialogue : l'alternance des locuteurs. Il le définit par ailleurs intérieurement à partir d'un autre élément du dialogue : la catégorie de réponse : « un énoncé ne peut pas ne pas être également, à un certain degré, une réponse à ce qui aura déjà été dit sur l'objet donné, quand bien même ce caractère de réponse n'apparaîtrait pas dans l'expression extérieure. » Nous allons tâcher de traiter ici l'une puis l'autre de ces définitions.
Le moyen de représentation privilégié du dialogue en bande dessinée est bien évidemment le recours à la bulle, qui rattache, par son embrayeur, tout énoncé à son énonciateur, alternant clairement les tours de parole entre les différents locuteurs. Ce type d'interaction verbale constitue véritablement la base du statut de la parole en bande dessinée, que viendront contester, par exemple, certains jeux sur le hors-champ, la suppression des embrayeurs - voire des bulles, le recours au récitatif – et, bien évidemment, les infinies variations permises par la représentation graphique des locuteurs2. Pour désigner tout ce qui a trait au « dialogue externe » dont parle Bakhtine, le praxématicien J.Bres propose de réserver le terme strict de dialogue, et l'adjectif qui s'y rattache, dialogal : « Les phénomènes dialogaux tiennent à l'alternance in praesentia des locuteurs (…) et ils sont immédiatement perceptibles (ils s'entendent, ils se voient). Ils concernent la structure externe, manifeste, de surface de l'énoncé. » Le dialogue en bande dessinée que j'évoquais plus haut se rattache ainsi à d'autres phénomènes du champ littéraire, tels que le dialogue de type « dramatique », où certains marqueurs typographiques (tirets, guillemets, verbes d'énonciation) signalent l'alternance des répliques (et donc des locuteurs), ou encore tels que le discours rapporté tel quel (discours direct), où le « corps étranger » du discours de l'Autre est inséré dans mon propre discours : je « fais de la place » dans ma propre voix pour faire apparaître (la plupart du temps entre guillemets) la voix de l'Autre. Bakhtine part de ce type d'énoncés, où l'hétérogénéité est manifeste, pour fonder par complexification progressive sa pensée dialogique. Le dialogue est en quelque sorte un « pré-degré » (au sens de « pré-requis ») de ce processus.
L'interdiscursivité (le terme est encore de J.Bres) constitue en ce sens le premier véritable degré de cette complexification. Ce terme recouvre, dans la pensée de Bakhtine, le fait qu'aucun objet de notre propre discours ne soit complétement vierge de discours antérieurs ; chaque objet est un « concentré de voix hétérologiques » : « notre discours, dit-il, rencontre le discours d'autrui sur tous les chemins qui mènent vers son objet, et il ne peut pas ne pas entrer avec lui en interaction vive et intense. » On ne parle jamais dans un quelconque « désert énonciatif » (seul Adam aurait pu, d'après Bakhtine, goûter ce privilège !); on ne dit jamais rien, on ne fait que re-dire. L'interdiscursivité désigne donc un type de relations entre énoncés où le dialogue avec la parole de l'autre s'effectue in absentia, et à une échelle globale (sorte de macro-dialogue), simplement à travers la conscience que nous avons (que nous pouvons avoir) des discours antérieurs ayant été tenus sur l'objet de notre discours actuel – et celui-ci a besoin de ceux-là, sans lesquels, dit Bakhtine, « il ne sonne pas », il reste « insaisissable »
La surface externe de chaque énoncé apparaît donc comme prise dans un réseau dense de relations aux discours d'autrui. Il nous faudrait donc désormais poursuivre notre analyse de la pensée de Bakhtine dans son entreprise de durcissement de la pensée dialogique, et basculer cette fois dans la structure interne de l'énoncé, pour y déceler les traces que l'on y peut trouver de l'Autre et de son discours.

1 ScaPoLine
2 Il va sans dire que cette question de la représentation proprement dite des différents énonciateurs dans le champ de la bande dessinée, et des variations de cette représentation que j'évoque ici, constituera un point crucial de mon travail. Cependant, il m'a semblé que cette question était par trop étrangère à l'analyse de Bakhtine, qui s'appuie, comme l'on sait, exclusivement sur l'étude du champ romanesque – et pour qui, donc, le paramètre visuel ne compte (presque) pas. Il m'a paru plus intéressant d'étudier ici les éléments de sa pensée pouvant établir certains points de contact explicites entre le roman et la bande dessinée, avant bien sûr de m'émanciper d'une telle approche, qui serait par trop réductrice.